jeudi 20 octobre 2016

Stéphane Bouquet: la stupeur d'exister

Parfois, on ne sait pas comment parler des livres, tant on a l'impression qu'ils parlent d'eux-mêmes, que la parole qui la hante et les traverse n'a pas besoin de nos scories verbales. J'ai lu Vie commune, de Stéphane Bouquet, comme tous ses précédents livres, à savoir: en proie à. En proie à quoi? Mais faut-il trouver un sujet à cette sujétion? On peut juste être "en proie à", puisque ici la poésie s'empare de, traite la, revient aux.

Les textes de Bouquet exigent une forme d'abandon attentif très particulier. Une tristesse qui est aussi une joie dépassée s'y promène. Il y a l'un et le multiple, soi et les autres, son corps pour seule passerelle, mais aussi un rêve d'empathie, une frêle tentative de dialogue. Le livre s'ouvre par un poème intitulé "En guise d'excuse", et d'emblée Bouquet nous entraîne dans l'expérience du "rejet" – au sens formel, puisque son vers, quoique fluide, subit la contrainte du "retour à la ligne", comme si son dire excédait l'espace alloué. L'émotion, alors, naît de ce souffle étiré qui semble se contracter puis s'élance à nouveau, relance les dés, comme on croise et décroise les jambes pour signifier qu'on a envie de courir mais que, non, on va rester, là, et parler, tenter de parler. J'y sens l'influence d'une certaine poésie américaine, travaillant la métrique pour réinventer de nouveaux déplacements langagiers. 
"l'original. De toute façon
mes amis j'écris de moins en moins de poésie. J'ajoute juste
des mots à des jours
en espérant y trouver la raison de surpasser l'odeur intense
de solitude qui
me stagne sans arrêt sous les bras et puis re-salves
d'encouragement
des troubadours intérieurs: continue, continue d'entrelacer
ton vers à la seule vérité
qui soit et la stupeur d'exister."
Mais Vie commune comporte aussi ce vers: "Je déclare la solitude ouverte", phrase qu'il faut entendre dans toute sa prometteuse multiplicité. Et le fait est que, tout en étant agité de replis, d'écarts, Vie commune est aussi le livre des rencontres altérées, proche en cela, bien sûr, des pièces de Tchekhov. On s'y côtoie, et même si on y baise aussi, ce côtoiement s'efforce de jeter les fondations d'une sociabilité déchue. Oui, je sais, ce n'est pas très clair, dit comme ça. Ce qui est clair, en revanche, c'est cet au-delà du romantisme qui fait dire à Bouquet:
"en sont restées là. C'est cela l'essentiel: se vautrer dans la
forme
idéale ou provisoirement idéale. Bien sûr pendant ce temps,"
Se vautrer dans la forme: parfois, on ne sait pas comment parler des livres, tant on a l'impression qu'ils parlent d'eux-mêmes, que la parole qui la hante et les traverse n'a pas besoin de nos scories verbales. Bouquet, dans ce livre composé de trois poèmes, une "pièce" et trois "portraits", parvient à chanter/traduire sans le moindre trémolo la rigueur d'exister, le besoin de désirer et l'attrait des circonstances. Regardez, tout est dit, ici:
"de raison valable. Un jour
les méduses à leur tour ont trouvé que leur forme
convenait aux circonstances."
Les plus beaux textes sont des méduses – et Bouquet le rappelle et le prouve une fois de plus.

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Stéphane Bouquet, Vie commune, éd. Champ Vallon, 14 €

2 commentaires:

  1. Me fait penser au merveilleux texte d'Agamben sur l'enjambement, dans "Idée de la prose".

    Et une gamine qui me pose la question mardi soir: "M'sieur, c'est quoi un vers libre?" Je crois que j'y ai passé vint minutes. Si seulement j'avais eu ça sous la main...

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  2. "À l'origine des "hymnes inachevés" de Hölderlin, il y aurait un préalable:qu'on entende la langue comme elle est. À elle, et seulement à elle, de faire entendre qu'il peut toujours en être autrement." (Gilles Jallet: Le crâne de Schiller)
    Absente elle peut l'être (on ne le sait que trop!), jamais pourtant de ce Bouquet, toujours près de nous dès qu'il s'agit, au sens fort, de poésie.

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