mardi 22 décembre 2009

Brian Evenson in Paris

Brian Evenson, dont Lot49 sortira le prochain livre fin janvier, Père des Mensonges (cherche-midi éditeur), dans une traduction d'Héloïse Esquié, sera quelques jours à Paris en janvier. Ce sera l'occasion d'une lecture/rencontre avec l'auteur de La Confrérie des mutilés, Contagion et Inversion à la librairie Atout-Livre (203 Avenue Daumesnil 75012 paris) le vendredi 8 janvier à 19h30. On lira, en anglais et en français, on posera des questions qui donneront lieu à des réponses, puis on dansera la tarentelle, quelque chose dans ce genre-là. Venez très beaucoup.

jeudi 17 décembre 2009

Pas joli joli

Oubliez les lettres à un jeune poète, insuffisamment timbrées, d'un certain Rilke. Et lisez plutôt les "quelques conseils aux écrivains en herbe", disponibles sur le site officiel de Bernard Werber, auteur d'épopées hyménoptèriques et de de réflexions niou hedge. Des conseils, il en donne vingt-sept, même si on aurait bien aimé en lire vingt-huit, mais aujourd'hui (et sûrement demain) nous n'en retiendrons qu'un, le numéro 11, parce qu'il est révélateur d'un cynisme dont on n'ose imaginer l'équivalent en politique. Outre la haine de la forme, à laquelle on va finir par s'habituer, ce conseil prône un utilitarisme confondant, affiché sans complexe, et sous-tendu par une forme de joie, une joie née d'une réflexion simple: la langue ça fait chier quand même. Je n'ai rien contre Werber et ses fourmis ne me démangent guère. Je lui sais même gré d'assumer cette real-politik: au moins, c'est clair. Le problème c'est que je doute que les grands écrivains populaires comme Eugène Sue, Paul Féval etc. auraient eu l'aplomb (et le besoin) d'aller aussi loin dans le ressentiment déguisé envers la langue, le style, l'écriture. Donc, lisons en frémissant – fourmis dans les yeux… – ce onzième conseil, qu'on évitera de prendre pour un commandement:

"Beaucoup de romanciers surtout en France, font du joli pour le joli. Ils enfilent les phrases tarabiscotées avec des mots de vocabulaire qu'il faut chercher dans le dictionnaire comme on enfile des perles pour faire un collier. Cela fait juste un tas de jolis phrases. Pas un livre. Ils feraient mieux d'être poètes. Au moins c'est plus clair. Toute scène doit avoir une raison d'être autre que décorative. Le public n'a pas (n'a plus?) la patience de lire des descriptions de paysages de plusieurs pages ou il ne se passe rien, ni des dialogues sans informations qui n'en finissent pas. La forme ne peut pas être une finalité, la forme soutien le fond. Il faut d'abord avoir une bonne histoire ensuite à l'intérieur on peut aménager des zones décoratives, mais sans abuser de la patience du lecteur."

Voilà. Tout est dit. Ça se passe presque de commentaire. Pour écrire de bons livres, il faut anticiper la demande du lecteur, lecteur qui a bien changé et qu'on ne va pas emmerder avec de pénibles descriptions de pension Vauquer, soyons sérieux un instant. C'est au final assez neuh-neuh, plutôt inoffensif, globalement pathétique, et très… werberien. Et oui: nous ferions mieux d'être poètes. Quant à monsieur Bernard, qu'il évite effectivement les jolies phrases. Elles n'y gagneraient rien.

mercredi 16 décembre 2009

Choir, choir encore, choir mieux


En janvier, la rentrée littéraire (même si on aurait du mal à parler de sortie…) sera marquée par une dizaine de livres dont on se gardera bien de ne pas tomber amoureux (cette double négative est là pour renforcer l'aspect positif de l'espoir récompensé), dont le nouveau livre d'Eric Chevillard, Choir. Extrait:

"Une seule ambition pour les habitants de Choir,
notre seul projet, quitter Choir. C’est formulé ici avec
mesure, froidement, pour la chronique. En temps normal,
nous le hurlons.
BONDIR HORS DE CHOIR !
oh ! moi !
laisser Choir sous moi, déchet immonde de ma
décrépitude, de mon incontinence !
HORS DE CHOIR BONDIR ! ISSIR !
m’arracher à ses glus, à ses boues, élargir les huit
trous de mon corps afin que s’écoule au travers tout
le sable de Choir !
puis dans mon dos retombe !"

mardi 15 décembre 2009

Lisez Chauvin

Hier soir avait lieu la remise du prix Maurice-Edgar Coindreau, prix qui récompense le meilleur roman traduit de l'américain en français. La lauréat était cette année Serge Chauvin, pour deux ouvrages de Colson Whitehead, Le Colosse de New York et Apex, tous deux parus chez Gallimard, et c'est Marc Chénetier, le saint Jérôme des anglicistes, mon païen patron et malicieux mentor (et qui a récemment traduit pour Lot49 Sonate cartésienne de Gass) qui lui a remis le prix après avoir rappelé qui fut Coindreau, ce qu'est une bonne traduction (du plaisir) et évoqué la perspective d'un buffet dans la salle mitoyenne. Quelques traducteurs s'étaient déplacés pour entendre Serge Chauvin: Bernard Hoepffner, Michel Lederer, Jean-Pierre Richard, Mona de Pracontal…
Serge Chauvin, qui travaille pour Gallimard depuis maintenant un bail, et qui compte à son actif une belle pléiade d'auteurs (Paul West, Jonathan Coe, Zadie Smith, Stephen Wright, etc), est un traducteur particulièrement attaché au grain des phrases, à la rythmique, discret et lunaire, "remuant les lèvres comme s'il voulait se rendre compte du goût des mots" (j'emprunte l'image à Faukner…), doté d'un solide sens de l'humour (Chauvin a évoqué les "nouilleries" dont ne peut se passer tout traducteur), sans lequel traduire n'a guère d'intérêt, tant la symbiose passe, ainsi qu'il l'a rappelé, par la "volupté" – et qui dit volupté, dit rire, enfin je crois, j'espère.
Le prix Coindreau, qui plus est remis par "le capitaine" Chénetier, c'est un cadeau dont tout traducteur de l'américain ne peut que rêver, car loin d'être un ruban mou décerné par de mièvres manitous, c'est un passage de relais, le rappel d'une lutte menée de longue date pour faire entendre une autre voix américaine dans le panorama littéraire. Vous ne trinquez pas avec Faulkner, mais bon, ça fait entrer pas mal de noms en force et en résonance, entre bruit et fureur.

lundi 14 décembre 2009

Détectives sauvages et critiques domestiques

Comment devient-on Bolaño? Ou plutôt comment fabrique-t-on Bolaño? Non pas l'auteur des Détectives sauvages, mais son image, le culte de sa persona, entre Jim Morrison, Arthur Rimbaud, etc? Et surtout, comment l'importe-t-on. L'écrivain salvadorien Horacio Castellanos Moya, que publient en France Les Allusifs, se penche avec un certain agacement sur la fabrication du mythe Bolaño aux Etats-Unis, dans un texte intitulé Bolaño Inc., en ligne sur le site Guernica et tente de comprendre pourquoi la critique littéraire américaine avait besoin d'un digne successeur à Garcia Marquez.
Moya était l'ami de Bolaño, et son propos n'est pas de dépouiller l'écrivain défunt de sa gloire posthume, mais de dégager une certaine stratégie du marché:
The market has its landlords, like everything on this infected planet, and it’s the landlords of the market who decide the mambo that you dance, whether it’s selling cheap condoms or Latin American novels in the U.S.
Au passage, Moya cite un email que lui avait envoyé Bolaño, dans lequel ce dernier éreinte l'establishment littéraire latino-américain:
"the rancid private club full of cobwebs presided over by Vargas Llosa, García Márquez, Fuentes, and other pterodactyls.”
Balzac a dit que la gloire est le soleil des morts. Evitons-leur néanmoins les brûlures.

samedi 12 décembre 2009

Vollmann Yes, Vollmann Nô

Alors que trône encore sur la table de chevet le monumental Imperial de William T. Vollmann publié par Viking cet été, exploration méticuleuse, obstinée, polychromatique de la zone frontalière USA/Mexique, auquel il convient d'adjoindre le non moins splendide livre de photos au titre éponyme sur le même sujet, publié par powerHouse Books, voilà que se profile déjà un nouvel opus – le vingt et unième… – de cet écrivain américain dont aucun éditeur français ne voulait entendre parler au milieu des années 90, avant que Brice Matthieussent décroche son téléphone pour me dire que, oui, ça l'intéressait, et qu'il allait le publier chez Christian Bourgois. L'occasion d'un retour en arrière, donc, sur l'histoire d'une difficile implantation outre-atlantique…
A la fin des années 80, je tombe par hasard, dans une librairie londonienne, sur les Rainbow Stories de Vollmann, attiré par la résonance pynchonienne du titre. La fascination est immédiate et j'achète peu après son premier roman, encore inédit en français, You Bright and Risen Angels. Mais je n'ai alors traduit que deux romans – Kilomètre Zéro de Thomas Sanchez et Le Courtier en Tabac, de John Barth [qui ne paraîtra que dix ans plus tard, mais c'est une autre histoire…] – et ne sais trop comment m'y prendre pour imposer cet auteur. Lui-même est publié d'abord en Angleterre par Andre Deutsch, et il faudra la ténacité de l'éditeur américain Paul Slovak, pour que Viking porte à bout de presses son œuvre prolifique.
Commence alors une drôle de guerre. Je traduis des extraits, les envoie à divers éditeurs, prends des contacts – en vain. Un jour, par l'agent de Vollmann, Susan Golomb, j'apprends que Balland a acquis les droits de ces deux premiers titres. Je commence alors la traduction de You Bright pour Balland, mais trois mois plus tard Balland est contraint de mettre la clé sous la porte. D'autres projets m'accaparent, même si de temps en temps je tente de "fourguer la came Vollmann". Personne ne veut entendre parler de l'ami Bill, qui entre-temps écrit, écrit, écrit… Enfin, un jour, Brice Matthieussent m'appelle, suite au dossier que je lui ai envoyé sur Vollmann. Du temps a passé, du temps passe encore, et il faut attendre 1999 pour que paraissent chez Bourgois Des putes pour Gloria et Treize Récits & Treize Epitaphes. L'année d'après sera publié Les récits arc en ciel. Puis Bourgois connaît des difficulté financières et jette l'éponge en voyant arriver sur son bureau la pachydermique Famille Royale. Tout est à recommencer. Il faudra s'armer de patience, une fois de plus. C'est alors que je fais la connaissance, lors d'un débat sur la traduction avec l'incroyable André Marcowicz, de Marie-Catherine Vacher, éditrice chez Actes Sud. Elle me reçoit la semaine qui suit dans son bureau de la rue Séguier, m'écoute lui présenter plusieurs projets de traduction qui me tiennent à cœur (Vollmann, bien sûr, mais aussi Mulligan Stew et Le Tunnel, entre autres curiosités…) et me rappelle dix jours plus tard pour me dire que, oui, La Famille Royale, c'est un grand livre, on va le faire, on va enfin imposer Vollmann.
A dater de ce jour, l'ami Bill a trouvé sa place parmi ses contemporains traduits, il a remporté le prestigieux National Book Award (mais un seul prix littéraire en France à ce jour, pour Poor People) et d'autres éditeurs prêtent main-forte pour diffuser son œuvre (Tristram, Lot49), d'autres traducteurs s'y attellent vaillamment (Jean-Paul Mourlon, Bernard Hoepffner…).
(Je garde des souvenirs incroyables de chacune de mes rencontres avec Vollmann. La première fois, je lui avais offert un exemplaire des Chants de Maldoror, publié par Guy Levis Mano, et lui, en échange m'avait demandé si je voulais bien lire ses prochains textes. Et comment! Je revois encore Vollmann me tendre une enveloppe contenant… dix-sept disquettes. L'intégral de The Royal Family and de Rising Up and Rising Down! Deux imprimantes ont fini par y passer mais j'ai longtemps gardé ces incroyables manuscrits près de mon bureau. Autre souvenir: les mêmes flics nous arrêtant une deuxième fois près de Barbès alors que Vollmann essaie de convaincre un travelo de se laisser dessiner… Vollmann et moi aux objets trouvés dans l'espoir de remettre la main sur un cahier de dessins qu'il a perdu dans le métro après avoir fait un malaise… Vollmann en tee-shirt jaune canari lisant au Village Voice, à son retour de Sarajevo, ses bagages ayant été perdus par la compagnie de vol… La liste serait longue.)
Le 4 février, donc, on pourra découvrir chez Actes Sud un nouveau texte de Vollmann, Etoile de Paris, encore inédit aux Etats-Unis. En attendant la parution, donc donc donc, de son vingt et unième livre aux USA, le 6 avril 2010, chez l'éditeur Ecco (celui qui a déjà publié la version "light" de son livre sur la violence). Un essai de 528 pages intitulé Kissing the Mask: Beauty, Understatement and Femininity in Japanese Noh Theater, with Some Thoughts on Muses (Especially Helga Testorf), Transgender Women, Kabuki Goddesses, Porn Queens, Poets, Hou.
Avec Vollmann, on a toujours l'impression que l'aventure ne fait que commencer. Actes Sud a acquis les droits de Riding Toward Everywhere, son récit sur les hobos. Lot49 a encore quelques volumes des Seven Dreams dans sa ligne de mire. Il est question de publier un jour son premier roman, You Bright and Risen Angels. Une coédition Inculte/Lot49 pour un Face à Vollmann, comme nous avions fait Face à Pynchon, est en gestation.
William T. Vollmann n'en est apparemment qu'aux balbutiements de son œuvre – cinq livres l'occupent parallèlement en ce moment…

vendredi 11 décembre 2009

Translate this book

La revue en ligne américaine, The Quarterly Conversation, qui est l'équivalent de… du…, en fait, non, pas d'équivalent ici, bref, The QC a eu la bonne idée de demander à des traducteurs, des éditeurs, des agents et des auteurs quels livres leur paraissaient urgents à traduire en langue anglaise. Quand on sait que la part de traductions de livres étrangers dans le paysage littéraire étasunien est de 3%, on ne peut que dresser l'oreille et prendre des notes. La liste est longue et passionnante. On notera entre autres la recommandation de François Monti, membre du blog littéraire collectif le Fric Frac Club (ex-capitaine du passionnant litblog Tabula Rasa): Les Fragments de Lichtenberg, de Pierre Senges ; celle Juan Francisco Ferré concernant El Dorado, de l'espagnol Robert Juan-Cantavella; on y apprendra que Charlotte Mandell – traductrice des Bienveillantes et de Zone – plébiscite Les Ombres errantes, de Pascal Quignard; que Sal Robinson aimerait bien que Jean Rolin et sa durite franchissent l'Atlantique.
Exercice d'admiration autant que possible guide-line, le recueil de textes est consultable en ligne ou téléchargeable en format pdf. On pourrait imaginer qu'une revue littéraire française – ou plutôt, soyons sérieux: un site, un blog – s'adonne à ce jeu très sérieux, bien qu'on soit largement au-dessus des 3% en France.
La question sera toujours excitante: qui nous manque? quel livre manque à notre déluge de publications? Mais oui, il y aura toujours des livres qui manquent, des livres-haches pour briser la mer gelée, des livres qui nous aideront à oublier tous ceux qui ne nous manquent pas, loin de là, tous ceux qui manquent à eux-mêmes, qui montrent le nez parce qu'ils n'ont même pas de visage, et qu'on n'a même pas envie de moucher.

jeudi 10 décembre 2009

Match Box: BS Johnson pro defunctis


Combien de temps faudra-t-il encore pour qu'on lise ici B.S. Johnson à la mesure de ce qu'il est: un des rares écrivains anglais aux prises avec la forme romanesque (et la mort)? Grâce à Pascal Arnaud, des éditions Quidam, et Françoise Marel, la traductrice de BSJ, on peut voir se déplier, an après an, une œuvre où rivalisent audace, humour, spirale, plongée, boucle de pensées et d'expression. A l'instar d'une Christine Brooke Rose (elle aussi méconnue ici), celui que son récent biographe Jonathan Coe qualifie d'"éléphant fougueux", refuse l'escale réaliste telle qu'elle est alors codifiée et, nourri des expériences du Nouveau Roman, profondément marqué par Beckett, se livre à une série d'explorations (minées) d'un terrain encore neuf, sur lequel s'aventurent parallèlement des écrivains américains comme Barthelme ou Pynchon.
Alors ouvrons B.S. Johnson, ouvrons-le n'importe où, et nous aurons l'impression d'intense découverte qu'on a pu avoir en lisant pour la première fois, par exemple, Arno Schmidt. Ouvrons Chalut, paru en 1966 (traduit chez Quidam en 2007), croisière maudite dans des eaux qui sont peut-être celles de l'âme déchirée, et où la seconde guerre mondiale ne cesse de remonter à la surface, comme un leviathan têtu, venu cabosser l'onde de la narration. Ouvrons et lisons:
". J'éprouve sans doute, j'ai sans doute éprouvé, une certaine sympathie envers les poissons, comme envers toute forme de vie sur le point de subir ce qui semble être, en tout cas pour n'importe quel être humain, une mort douloureuse, venant mettre un terme à une souffrance qui n'est pas aussi brève qu'on le pense: mais une fois vidés, lavés, dégringolant et glissant, ils deviennent absurdes, ces poissons, n'éveillent plus la moindre pitié, ils ont même l'air plutôt ridicules sans leurs viscères, avec leurs flancs béants qui pendent désormais, flasques et inutiles, déjà nourriture et non plus poissons."
Voilà pour la prose de celui que certains qualifient de formaliste. Ouvrons ses autres livres traduits, ouvrons R.A.S Infirmière-Chef (une comédie gériatrique), ou Christie Malry règle ses comptes, ou Albert Angelo. Chaque fois, l'événement est traité dans la minutie de son explosion invisible, et la phrase s'invente des devenirs, des disparitions, des mutations. "La forme suit la fonction", ainsi qu'il l'écrit dans des notes pour l'écriture d'Albert Angelo.
On prêtera donc une attention accrue (ou nouvelle, selon) à la parution chez Quidam, il y a un peu moins d'un mois, de son roman Les Malchanceux, traduit magnifiquement une fois de plus par Françoise Marel, et qui est une traversée des ombres, une destruction théâtrale de la routine et de cet éternel et insupportable retour du même, rendu encore plus insupportable quand il est ponctué par la mort.
On pourrait dire qu'il s'agit des errances d'un chroniqueur sportif censé rendre compte d'un match de football – "Faut que j'aille au stade, incroyable comme mon esprit se laisse emporter." – , mais dont chaque pas foule une tombe fraîche comme le souvenir, celle et celui d'un ami emporté par le cancer, Tony:
"[June] m'avait appelé pour me dire que Tony était au plus bas, il avait besoin de sortir de lui, comme elle disait, je sais plus, je crois que c'est ce qu'elle a dit, une expression banale qui prend tout à coup un caractère philosophique"

On pourrait dire aussi que Les Malchanceux sont une boîte de Pandore, et que Pandore est le nom du déni craquelé. Le livre se présente en effet sous forme de cahiers agrafés, non paginés, enfermés dans un boîtier qui, une fois ouvert, nous offre, non sans ironie, son mode d'emploi:
Ce roman possède vingt-sept sections temporairement tenues ensemble par un bandeau amovible. Exception faite du premier et dernier "chapitres" (indiqués comme tels), les vingt-cinq autres peuvent être lus dans n'importe quel ordre. Si le lecteur préfère ne pas accepter l'ordre dans lequel il a reçu le roman, qu'il se sente libre de le réarranger, avant lecture, dans l'ordre que lui offrirait le hasard.

Mais le lecteur aura beau brasser les cartes des pages, il n'échappera pas, comme dans Finnegan's Wake, à l'inexorable morsure de la spirale, et il lui faudra passer de toutes façons par ces moments de tension, ces basculements, ces souffles cassées qui disent la vie de Tony, celle du narrateur, et peut-être aussi celle du lecteur. B.S. Johnson fait de son personnage un Ulysse vaincu et cependant témoin, témoin du réel en prise avec les ruines du temps, témoin de la douleur nichée dans le rire, passager de la ville toujours à réinventer dans sa géographie cannibale – "rien à voir avec un pèlerinage", est-il précisé à un moment.
Réalisé avec un soin admirable par l'éditeur Quidam, Les Malchanceux, "livre disloqué", roman de la perte mais aussi des retrouvailles, devrait, avec la parution prochaine, en janvier 2010, de la biographie consacrée à B.S. Johnson par Jonathan Coe (traduit par Vanessa Guignery), permettre d'embrasser encore plus pleinement cette œuvre insolente, désespérée, métamorphique, écrite par un homme qui, le 13 novembre 1973, sut mettre un point final à sa vie tout en colères et fulgurances.
______
Note: De Vanessa Guignery, la traductrice de sa biographie à paraître, on lira également avec profit: Ceci n'est pas une fiction. Les romans vrais de B. S. Johnson, Paris : Presses de l'Université Paris-Sorbonne, coll. "Britannia", 2009, 320 p.

Les Malchanceux
de B.S. Johnson
Préface de Jonathan Coe
Traduit de l'anglais par Françoise Marel

32 euros
ISBN : 978-2-915018-39-4

lundi 7 décembre 2009

Logomachine

Actuellement à l'écoute sur le site de France Culture (pendant encore quelques jours, je pense), un long poème définitif à deux voix, que j'ai écrit l'an dernier, encore inédit, intitulé Logomachine, mettant en scène deux instances, deux pulsions, le catégorique et le lyrisme, sous les incarnations instable d'un certain Tranché Vif et d'une incertaine Coulée Douce La réalisation a été confiée à Myron Meerson; les deux voix sont celles de Marie Bunel et de Félicien Juttner, très justes dans leur mouvements ondulatoires entre ironie et foi, fougue et sarcasme.


"C'est une histoire qui se refuse à elle-même, deux voix éprises du fardeau de l'irréconciliable. L'une a tranché dans le vif du réel et ne jure que par l'efficacité des mots, l'autre coule capricieusement dans le lit d'une langue émue. Ces deux voix ici se toisent, se défient, tentent le jeu ultime de la séduction, jusqu'à échanger leurs accents, leurs dangers. Un monstre froid, bien sûr, veille au grain de leurs voix."


Prise de son et mixage : Pierre Minne
Montage : Axel Brisard et Chloé Gambert
Assistante : Marie Dupuis

jeudi 19 novembre 2009

Sachez chasser : lisez Zaroff

La chose est entendue : l’homme est une proie pour l’homme. A fortiori, donc, pour l’écrivain. Il ne suffit pas de se choisir des cibles, encore faut-il les identifier, les identifier et les éliminer, en s’esquivant à temps, tête haute, corps voûté, sans courir, à fond de train. Le Zaroff de Julien d’Abrigeon – publié par Laure Limongi, label LaureLi, en librairie le 25 novembre, extrait ici – exécute des contrats, il exécute, c’est un exécuteur, mais il n’est pas certain que ses victimes soient forcément celles qu’on croit. Le récit de ses battues, qu’on devinera assez vite «en brèche», se répartit en chasses, sorties, reflets, traques et cavales, à lire dans l’ordre qu’on voudra, car de toutes façons personne ne sortira d’ici vivant. Une chasse, qu’est-ce que c’est ? Eh bien, outre une partie de plaisir, c’est un peu comme un chapitre : des règles s’inventent, qu’on enfreint, un style se présente, qu’on fauche, des constantes s’installent, qui brûlent. Zaroff n’est pas là pour nous donner le goût du sang ou des envies de pitié. Zaroff est là pour piéger la langue, sa langue, et toutes celles qui s’amusent à pendre. S’il sent que la syntaxe le suit, il la piège. S’il faut donner des directions, il les donne, se perde qui veut. D’Abrigeon est aux platines, il fait grincer les ritournelles, se saborde en souriant, fait du paradoxe un boomerang. A chaque phrase, il repart de zéro, permute, invite, détourne. Dès qu’on le suppose bricoleur, il se révèle armateur. Tel un pied piétinant son empreinte avec son ombre, il repasse par les tropes qu’il tord. Et s’ingénie à faire bégayer le lecteur qui s’imaginait convié à d’affreux tours de manège dans la conscience.

Zaroff est un chasseur d’un genre particulier, qui apprend au lecteur à chasser le sens, à coups d’immédiates impostures, d’escamotages peu réglos, de fuite en avant en arrière à droite à gauche. Il dit « je », mais comme s’il mordait le « je » du lecteur, à la façon poético-délictueuse d’un Cadiot, sachant très bien où il va, c’est-à-dire au milieu, milieu de la langue parce que plis à passer par, milieu du récit parce que la trace parle, elle aussi.

Sa dictée est enrayement. Le fluide l’attire, mais pour mieux déliter. Quel énergumène, ce Zaroff. Refusant d’être personnage, trahissant le narrateur en lui, toujours à l’affût, planqué fuyard prédateur. Et plus on le suit dans ses méandres, plus on efface ses repères.

Comment fonctionne un livre qui veut s’en sortir, veut sortir du livre, du lecteur ? Julien d’Abrigeon le sait, le dit, le fait. Et en plus l’écrit, la preuve :

« Le piège amuse s’il est un peu ludique. Les trous, pics et branchages fonctionnent, efficaces, mais ils lassent. Je me plonge dans la lecture d’anciens manuels de chasse, les pièges y sont pléthore. Un peu d’astuce, d’espièglerie, et la mécanique est adaptée à l’homme.

« Le mécanisme est conçu. Il fonctionne. Un mouvement en entraîne un autre. Le levier, levé, déclenche le mouvement de la clenche. Il s’enclenche au préalable. Le ressort se compresse. Sa force est comprimée. Elle attend le stimulus mécanique. Une lamelle se déplace. La ficelle sur la poulie se meut. L’engrenage est simple. Les forces se démultiplient. La mise en branle est dès lors inévitable. Coulisse, glisse. Une fois la chevillette tirée, la bobinette choit. La bobinette chue, tout s’enchaîne alors avec moins de minutie et la sauvagerie s’applique, sans détour. »

L’art poétique tue, il tue toujours, il se tait aussi, de temps en temps, pour aller ailleurs, essayer d’autres milieux, coller à d’autres climats. Il cloue le lecteur, l’aide à s’arracher, on ne saurait s’en passer, on repasse, ça a changé, encore et encore.

D’Abrigeon n’a pas créé Zaroff, certes. Zaroff existait déjà, d’abord dans un film en noir et blanc, puis dans les consciences, à l’état séminal, comme le nom Zaroff, le mot Zaroff, un zaroff oublié chassé par un zaroff recommencé, jusqu’à ce que, bing ! d’Abrigeon reprenne Zaroff, sa force, sa volonté, et lui inocule l’insidieux humour du chasseur sachant chasser, de l’écrivain écrivant qu’il écrit. C’est un jeu de massacre, on se le dit, on le lit.

Et comme si ça ne suffisait pas, Vincent Sardon a créé une des plus chouettes couvertures de livre de l’année. Finalement, ce mois de novembre aura servi à quelque chose.

mardi 10 novembre 2009

On en hait là


Tout le monde connaît la chanson: Il était un petit homme qui avait une drôle de maison, si vous voulez y monter vous vous casserez le bout du nez. Bon, passons.

Le Séquanodionysien Eric Raoult, député UMP de son état occupant la place 268 dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale et chargé, entre autres choses, d'un groupe d'étude sur les nuisances aéroportuaires, aime faire usage de la liberté d'expression, sans doute persuadé qu'il s'agit d'un de ces gros 4x4 qu'ont peur garer n'importe où dans un monde où les muselières ne sont plus faites pour les chiens. Gardons-nous de lui récuser ce droit dans le vague espoir que le ridicule puisse, en temps voulu, ne pas rater sa cible.

Monsieur Raoult fait de temps en temps parler de lui, en parlant d'autrui, tel un fier arroseur arrosé, quand il n'est pas occupé à réclamer le rétablissement de la peine de mort pour les terroristes ou à astiquer sa carte de membre du comité d'honneur du Mouvement Initiative et Liberté, une cellule de réflexion (?) n'ayant rien à voir avec l'ancien SAC puisqu'elle est composée de penseurs comme Charles Pasqua, Jean Tibéri, Robert Pandraud, etc.

Il y a quelques jours, ce fier Raincéen s'est fendu d'un courrier au ministre de la Culture pour le moins stupéfiant. Il demande à Frédéric Mitterand "ce qu'il compte entreprendre en la matière". La matière? La matière, en l'occurrence, ce sont les propos tenus par l'écrivaine Marie NDiaye, lauréate du prix Goncourt 2009 pour Trois femmes puissantes. Cette dernière a critiqué la France de Sarkozy dans un entretien donné au magazine Les Inrockuptibles.

Choqué, outré, gonflé à bloc, Monsieur Raoult a donc pris la plume – on ignore de quel fondement il se l'est sortie… – pour secouer la vigilance d'un ministre. Ses propos, outre leur grotesque, méritent réflexion, car ils comportent quelques perles qu'on n'oserait même pas jeter en pâture à des géniteurs de nourrains.

Ainsi, Eric Raoult écrit:
"Une personnalité qui défend les couleurs littéraires de la France se doit de faire preuve d'un certain respect à l'égard de nos institutions (…)."
Eh bien non, Monsieur Raoult, Marie NDiaye ne "défend pas les couleurs littéraires de la France", enfin je ne crois pas, et ce pour plusieurs raisons:

1/ Le prix Goncourt n'est pas une compétition sportive internationale (rappelons que l'expression "défendre les couleurs" a d'abord été lié aux courses de chevaux (couleurs des casaques qui désignent les propriétaires) avant de désigner les habitudes nationales (drapeau).

2/ Marie NDiaye ne s'est pas inscrite à cette épreuve sportive qui n'en est pas une, ce sont des jurés qui ont sélectionné son livre.

3/ Marie NDiaye ne défend rien, elle écrit.

Par ailleurs, le maire du Raincy évoque un certain "droit de réserve", qu'il semble estimer judicieusement antipodique à cet agaçant "droit d'expression". Selon Monsieur Raoult, promoteur du couvre-feu avant même l'état d'urgence, un écrivain a le droit de s'exprimer publiquement sur la politique de son pays, mais uniquement pour "respecter la cohésion nationale et le symbole qu'elle représente" – on aurait pu croire que c'était là le propre d'un député…

On ignore ce que Monsieur Raoult, qui est par ailleurs fan, sur Facebook, du "plan de relance du Nutella", pense de l'attribution du Nobel de littérature en 1964 à Jean-Paul Sartre.… En revanche, on ne peut que s'interroger sur la dernière partie de sa missive à Frédéric Mitterrand, quand il déclare sans broncher:
"C'est pourquoi, il me paraît utile de rappeler à ces lauréats le nécessaire devoir de réserve, qui va dans le sens d'une plus grande exemplarité et responsabilité."
Rappelez-vous, il était question de Marie NDiaye, par ailleurs lauréate 2009 de la bourse Jean-Gattégno du Centre national du Livre (établissement public du Ministère de la Culture). Et voilà que soudain, sans prévenir, Monsieur Raoult, Ministre chargé de l'intégration et de la lutte contre l'exclusion du 18/05/1995 au 07/11/1995, passe à un étrange pluriel, à un douteux démonstratif: "ces lauréats". Faut-il entendre les lauréats passé? ceux à venir? Y a-t-il amnistie pour des propos critiques tenus avant novembre 2009? On l'ignore. On peut en revanche supposer que ladite mise en garde s'applique à tous les lauréats de tout prix littéraire, quel qu'il soit. A Atiq Rahimi aussi bien qu'à Jean Cau?

On devrait toujours se méfier de l'expression "ça commence comme ça". Mais parfois elle affleure à la conscience dès lors qu'on est confronté à de tels propos, propos qui sont surtout une démarche, puisque Eric Raoult, célèbre auteur de la désormais célèbre saillie "Le Raincy c'est pas Bamako", attend de pied ferme que le ministre de la Culture "lui indique[r] sa position sur ce dossier, et ce qu'il compte entreprendre en la matière".

Eh bien nous aussi nous attendons que Frédéric Mitterrand réponde à ce vaillant député. Qu'il entreprenne en la matière. Qu'il nous décline, sans ambiguïté, ces énigmatiques couleurs de la France littéraire" en manque de défenseurs.

A défaut de réponse, il nous faudra procéder à certaines déductions, tirer certaines conclusions, user de notre droit de réserve vis-à-vis du silence.

mercredi 4 novembre 2009

Glissosophie


Arnaud Viviant est un homme à rencontres: il sait croiser. Traverser, aussi. Non pas prendre le pouls, mais l'emprunter, l'enfouir dans un terreau particulier, puis le laisser palpiter selon d'interlopes intensités. Une façon de penser, héritée de Barthes et Deleuze, qui aurait longtemps erré dans la demeure de Bashung avant de couper en quatre le chou de Gainsbarre en psalmondiant du Isou. Une façon de procéder à des attouchement sur la vie moderne, sans souci des récriminations, ou alors pour tâter à leur tour ces récriminations, les voir tendre la bourse, piailler. Pour ce faire, Viviant s'est inventé un double, Arno Petit Popo, grand harengeur devant l'intempestif, qui, juché sur quelque tonneau des paranoïdes, assène au monde sonotone quelques non pas vérités mais hypothèses de travail à main nue, pistes souvent stéréos au moyen desquelles écouter ce que la société a encore à cacher. Dans Complètement mytho!, qui vient de paraître chez François Bourin, il manipule divers objets, trouvés dans la boîte à grands, qu'il ne démonte pas mais essaie de visser sur autre chose, pour en tirer d'autres éclairages. Souvent, ça prend un chemin anodin, un ton quasi badin, mais le propos tient bien en main et pourrait aisément servir d'arme ou de levier. Ainsi de son texte sur la "clé", dont il constate la disparition, les avatars, le poids symbolique, et ce afin d'en conclure avec le jugement de la biométrie. Il pourrait développer, Viviant, fouiller davantage, mais il est trop malin pour ça, car les nouvelles mythologies qu'il passe en revue ont moins besoin d'être auscultées qu'épinglées. Pas la peine d'en faire des tonnes, ce n'est pas le propos ici, et il y a chez Viviant un côté fou du roi sans roi qui libère, comme ça, au hasard, d'une analyse, sa petite décharge émotionnelle. Parce que Viviant pense parfois avec ses larmes retenues, en ombre lasse, en sniper enfant. On lira donc avec un intérêt en forme de tenaille ses digressives explorations du Velib (critique du rétropédalage…), des sex-toys (l'anti-gode), du portable (à quand la sonnerie aux morts?), de la Smart (la deudeuche bobo), du iPod (du distinguo entre shuffe et random) – et surtout, on se laissera porter la vague avec son texte sur la surf music, modèle d'un genre qui n'existe pas, ou plus. Mais Viviant, c'est aussi l'art de la formule (de la formule 1, aurait-on envie de préciser, connaissant son goût des circuits), témoin cette phrase à clouer au-dessus de tous les lits: "La cigarette après l'amour: comme une petite pipe."

lundi 2 novembre 2009

La défaite en ses lieux(sur "Le Supplice de l'eau", de Percival Everett)


On n'ose imaginer ce qu'un écrivain ordinaire aurait fait du sujet dont s'est emparé Percival Everett dans son dernier roman paru en France aux éditions Actes Sud, Le Supplice de l'eau (en anglais: The Water Cure). On n'ose l'imaginer car on sait, au vu du sujet, ce que Mister Lambda aurait fait. Pensez: une fillette est enlevée, torturée et tuée; son père, rendu fou par sa perte, enlève un homme qui est peut-être le ravisseur et l'enferme dans sa cave où il le torture. Voilà ce qui arrive quand on pitche un livre: on n'en dit rien, et si le pitch dit tout c'est que le livre ne vaut rien. Le roman de Perciva Everett n'est donc pas ce livre, tout en l'étant. Car, s'il cherche à nous enfermer dans les méandres mentaux d'un père fou de douleur qui veut se venger, l'auteur épargne toutes les ficelles d'un hideux sentimentalisme convenu. Everett préfère montrer (démonter) l'esprit "en proie aux longs tourments" dans son rapport soudain vicié/diffracté/démantelé au langage. Donc, Ismaël Kidder disjoncte, son lien avec le langage disjoncte. La douleur de la perte ne peut être formulée, car la chair est blessée, et celui qui pense et parle ne voit plus de lien logique entre la chose et le mot.
Le Supplice de l'eau tranche donc l'indécent fil narratif pour laisser parler la folie. Ismaël tourne autour du pot, du gouffre, il s'exile dans des dissertations minées, déploie des dialectiques vérolées, convoque Héraclite, Platon et autres, leur presse le logos pour en faire couler un jus d'inanité sonore; il lâche la bride aux mots, les laisse s'interpoler, se cannibaliser ("Pour m'occuper, haut lieu d'occrire, maquis suis écritvain, j'épris sept quasi hébétude, kelkel soi, malgré ce scissever averdissement.")
Ismaël est celui qui écrit le livre, et comme tel, il nous voit, nous, lecteurs, nous sait à l'affût de ses failles et éboulements – et il nous nie, nous conspue, nous prend en otage. Il bâtit et détruit des systèmes dans le même temps, pousse la syntaxe à son point de rupture, à son degré d'élocution maximale, fait rendre gorge aux mots. Tel un Hamlet à rebours, il hante les brumes de son livre et de maison, sevré dans sa chair, et ne craint qu'une chose, l'apitoiement.
Il est donc, aussi, question de vengeance. D'un homme qui cherche à changer un bourreau en victime afin de n'être plus cette victime vivante qu'a créé le bourreau en l'amputant d'un membre: sa fille. Il est question aussi d'un président estimé particulièrement crétin et d'un couple qui se liquéfie puis explose. On évitera de jouer au petit jeu des extrapolations, mais ici, pourtant, quelque chose de crucial est dit du rapport du citoyen à la torture.
La hantise d'Ismaël, c'est le paradoxe de Zénon, la certitude que tout, sa langue, son corps, sa souffrance, sa soif de vengenace peut être coupé en deux, puis en quatre, et ce à l'infini, sans que jamais rien ne disparaisse.
D'une liberté à toute épreuve, frondeur, épileptique, magnifique, audacieux, surprenant, le roman de Percival Everett fiche le feu au clavier de la tempérance et va plus loin que tous ces précédents livres. Mais il est vrai qu'Everett se réinvente à chaque roman, diable insolent sautant d'un ground zero à l'autre pour y édifier de furieux asiles où la pensée n'a plus qu'à griffer et mordre.
(Coup de chapeau à la traductrice, Anne-Laure Tissut, qui a su aider le monstre à divaguer en français.)
Sortie le 4 novembre.
A noter que Percival Everett sera à France à l'occasion des Belles Etrangères. Lisez le programme.

mercredi 14 octobre 2009

De nos yeux maternels ne craignez point les larmes


Vous avez peut-être eu vent des déconvenues de Tatiana de Rosnay. Si ce n'est pas le cas, lisez l'article qu'y consacre Hubert Artus sur le site Rue89. En gros, Tatiana de Rosnay, écrivaine de son métier, est sommée par les autorités françaises d'apporter la preuve qu'elle est de nationalité française si elle souhaite se rendre aux Etats-Unis. En effet, son père, qui est français, est né sur l'île Maurice. Et sa mère est française elle aussi, mais par mariage, car elle était, attention attention attention: anglaise ! (née à Rome, de surcroît). Bon, le mari de Tatiana, lui, est français – mais bon, encore faudrait-il qu'il en apporte la preuve, non? Allez, ne soyons pas trop regardants sur ce coup-là. Mais Tatiana et son mari se sont unis… en 1987, date bien trop récente (ah bon?) pour que ce mariage fasse de Tatiana une Française à part entière. Du coup, Tatiana de Rosnay doit fournir toute une série de justificatifs pour avérer ces faits. Elle doit "lever le doute" sur ses origines. Remonter jusqu'à deux générations, au moins.
Evidemment, Tatiana de Rosnay n'est pas la seule dans ce cas. Et on peut supposer, espérer, que son cas sera réglé rapidement – il ne sera pas visiblement pas réglé assez rapidement pour qu'elle puisse se rendre aux USA où elle comptait assister au tournage du film tiré de son livre, Elle s'appelait Sarah. Alors, de deux choses l'une:
Soit les autorités comprennent que tout ça ne leur fait pas une très bonne publicité – Tatiana est connue, son père est un scientifique décoré de la légion d'honneur et de renommée mondiale… – et elles accélèrent et adoucissent les formalités. Dans ce cas, elles témoignent d'une tolérance par rapport à leur "nouvelle éthique" qui ne fait que souligner leur intolérance pour une population moins anonyme.
Soit elles restent inflexibles (et ridicules, et dangereuses), et attendent que Tatiana leur donne les preuves de cette fameuse nationalité française, ce qui ne peut que mettre de l'huile sur le feu.
Dans les deux cas, elles ne font que témoigner de leur "ligne": ratissons large pour ne pas être trop accusé de faire de la sélection. Car pour eux, qui dit nationalité dit sélection – et le mot "sélection" a un passé, comment dire… un passé tout sauf passé.
La loi estime que "La charge de la preuve en matière de nationalité française incombe à celui dont la nationalité est en cause. ” – mais visiblement, la nécessité de remettre en cause la prétention à cette nationalité est du ressort de l'Etat. C'est même devenu son passe-temps favori. Il faut dire que dans notre belle partie, le fait d'avoir un père prestigieux (je pense à Tatiana) ne vous garantit en rien le moindre passe-droit, sinon, où irait-on, on risquerait de tomber dans une version abâtardie du népotisme, non non non, ce n'est pas le genre de la maison.
Je crois me rappeler que mon père est né à Alger, donc "à l'étranger" (sauf si nos anciennes colonies ne comptent pas dans la rubrique "à l'étranger"… Pour l'île Maurice, c'est un peu compliqué, car les Anglais nous l'ont piquée en 1810 et elle fait partie aujourd'hui du Commonwealth des Nations…), mais qu'il, mon père, était français (enfin, je le suppose, car je ne lui ai jamais demandé de preuves, idiot que je suis). Je me suis rendu récemment aux Etats-Unis en toute impunité. C'est louche. Dois-je me réjouir ou m'inquiéter qu'on me laisse tranquille? J'ai comme l'impression que d'autres générations se sont déjà posé cette question à des époques point trop lointaines. Et que "se réjouir" était alors souvent modéré par la question "combien de temps encore?"
Néanmoins je garde confiance. En cas de conflit armé, ils cesseront d'être aussi tatillon et je suis sûr que nous aurons le droit d'aller donner notre sang pour madame la patrie sans avoir à leur coller nos empreintes digitales sous le nez.

jeudi 8 octobre 2009

Rayon Federman


Raymond Federman n'est plus. La vie: take it or leave it.
C'était en juillet dernier – j'avais envoyé à Raymond Federman un texte que je venais d'écrire sur son livre à paraître, Les Carcasses, et il m'avait répondu un très gentil mot, dans lequel il disait, entre autres choses:
"J'ai dejeûné récemment avec John Barth qui me disait avec une certaine amertume que notre travail -- les livres que ceux de notre génération ont écrits en bouleversant l'idée du vieux roman [exhausted] -- ne comptent plus -- c'est triste mais c'est comme ça."

Il était plutôt content de voir qu'ici, grâce à Laureli et quelques autres, la chanson continuait. La dernière fois que je l'avais croisé, dans une librairie parisienne, il m'avait parlé de son nez, bien sûr, mais aussi de la traduction de ses livres, entreprise croisée et infinie, mais aussi de la lumière qu'il voyait depuis sa fenêtre. Je ne sais pas pourquoi, mais je l'avais visualisé, cette fenêtre, ainsi que le soleil qui déconnait derrière à pleins tubes. On s'était dit à bientôt, parce que c'est la seule chose à dire quand on s'en va.

mardi 6 octobre 2009

Demoniak, Le feuilleton III


HAHA HA HA HA HA HA
– Mon Dieu, Sam, on nous observe!
– Sales petits voyous! Je vais leur régler leur compte!
– Alors, grand-père, tu t'attaques aux nourrissons maintenant?
– Après tout, c'est peut-être lui la nurse de la petite…
– Sales petits vauriens, je vais vous apprendre la politesse! Je vais tous vous tuer! TOUS!
– Tu as vu? Il s'énerve!
– Tu vas apprendre à tes dépens ce que sait faire un croulant devant des voyous à la mie de pain de votre espèce!
– AH!
– Et alors, petites crapules, toujours envie de plaisanter?
– Eh! Attention, il est armé!
– Garde ton calme, Ted!
– Vieux bouc! Je vais lui rendre la monnaie de sa pièce!
– Sam! Sam… Je t'en prie, partons! J'ai peur, Sam!
– Fiche-moi la paix, toi! Je veux donner une leçon à ces petits miséarbles!
TLAC!
– Retourne dans ta tombe, imbécile, tu pourrais prendre froid!
– AHHHGH!

dimanche 4 octobre 2009

Forcer le mufle aux océans poussifs

"Je regrette l'Europe aux anciens parapets": non, ce n'est pas ce que dit, ce qu'écrit Camille de Toledo dans son livre Le Hêtre et le Bouleau, essai sur la tristesse européenne, paru le 1er octobre aux éditions du Seuil dans la collection La Librairie du XXIème siècle. L'auteur, s'il ouvre son livre par un sentiment mélancolique, prend vite soin de le distancer de toute nostalgie, pour se concentrer sur les sources et les formes d'une "tristesse" qui serait comme l'ombre d'une joie, joie survenue avec la Chute du Mur de Berlin.
Novembre 89: que tombent ces murs de briques si tu ne fus pas bien aimé… a-t-on envie de murmurer. L'Europe, pioche à la main, célèbre la fin d'une scission, à défaut d'une suture. Et tandis que l'Est va voir ce qu'est cette mythique liberté de l'Ouest, tandis que l'Ouest se voit ouvrir un nouveau marché, un homme s'installe au pied des pierres tombées pour jouer Bach. C'est Rostropovitch, mais personne ou presque ne voie les passants historiques lui jeter des pièces, l'ayant pris à tort pour un mendiant. Partant de cette méprise, du sens de cette méprise, Toledo revient sur l'événement pour nous aider à le penser en termes d'oubli et de mémoire. La joie iconoclaste née de la cassure de la cassure n'aurait-elle pas caché une tristesse nouvelle, celle qui surgit de la disparition de l'autre. Car après la Chute (quel nom négatif pour désigner un geste censément porteur d'espoir…), "nous sommes condamnés à la gestion ou à la survie, au règne d'une animalité technocratique ou affamée".
Toledo a le courage et l'intelligence de se demander comment penser une Europe qu'on suppose et espère débarrassée de ses deux piliers, la sélection des races et la lutte des classes. Car si ce grand ménage nous dévoile le danger de toute "eschatologie politique", il signe aussi le glas des rêves de "transformation collective".
Donc, nul regret. Mais un constat, qui appelle pensée et acte: "La pédagogie du XXème siècle, obnubilée par la non-reproduction des crimes, nous interdit d'expérimenter des avenirs possibles". Comme si le simple savoir du passé garantissait la conduite morale.
Toledo se sert alors d'arbres pour dépasser son propos. Après le rhizome deleuzien, qu'il connaît parfaitement, l'auteur a recours au hêtre, arbre européen par excellence, aux feuilles caduques, ce qui fait de lui un être-h, un h-être, qui s'inscrit très judicieusement dans la ligne de l'hontologie lacanienne et de l'hantologie derridienne. L'hêtre n'est pas seul: il a en face de lui le bouleau, cet arbre indissolublement lié aux temps concentrationnaires, tels que rapportés, entre autres, par Levi et Chalamov.
Les bouleaux coupés, pouvons-nous vivre à la seule ombre de l'hêtre européen? Toledo nous propose alors de lire ou relire un magicien nommé Oz, Amos Oz, ainsi que Kertész, et nous engage à penser l'acte de l'oubli, et la peur qui y est liée. Après les monuments, après les cimetières, que peut édifier la mémoire si elle veut affronter l'avenir? La réponse, le terrain de recherches est sans doute à guetter du côté de la langue. Et Toledo de rappeler l'énoncé suivant, signé Umberto Eco: "La langue commune de l'Europe, c'est la traduction". Non pas imposer une langue – on a vu et on voit ce que ça donne… – mais créer une "école du vertige", actualiser "la polyphonie des récits". Toledo termine son livre par des propositions, concrètes, enthousiasmantes. Il nous dit l'enjeu de la traduction, non comme machine à importer ou exporter des produits culturels, mais comme babélisation jubilatoire des savoirs encore éparpillés. Comme circulation dans un espace multiplié. Utopie linguistique? C'est précisément cela que cherche Toledo: la création d'une utopie comme moteur à la prochaine aventure européenne. On peut par ailleurs faire un tour sur le site de la Société européenne des auteurs, en particulier de ce côté-ci.
Que peut-on souhaiter à Toledo ? A cette question, posée un jour par John Jefferson Selve, l'auteur a répondu très clairement: "Des complices." Message reçu.

jeudi 1 octobre 2009

Demoniak, Le feuilleton III


– Alors, laquelle choisissons-nous?
– Je propose de commencer par la dernière pour éviter que les autres nous voient…
– Allons-y, mais n'oubliez pas de mettre un mouchoir sur votre visage!
– Pat a raison: ainsi personne ne pourra nous reconnaître!
– Oh! C'est formidable! Encore mieux qu'au ciné!
– Alors vous avez compris ce que vous devez faire: Ted ouvre la portière et moi je parle. Vu?
– Pouah! Tu as vu cette horreur? Partons vite où je vais vomir!
– S'il ne restait plus que des filles comme elle sur la terre, la race s'éteindrait vite!
– Essayons plutôt celle-là!
– J'espère qu'on ne va pas y trouver une autre femme-vampire comme tout à l'heure!
– Non! Cette fois-ci c'est un homme-vampire! Mais tu as vu la fille qui est avec lui?
– Oui! Tout à fait le genre que j'aime!
– Oh! Je t'en prie… je t'en prie, Sam! Que dirait mon père s'il venait à apprendre… Toi, son meilleur ami!
– Allons, allons, Suzy! Comment ton père pourrait-il imaginer que tu es sortie avec moi?
– Je ne sais pas… Mais s'il venait à l'apprendre quand même?
– Nous ferons en sorte qu'il n'en sache jamais rien! A condition que tu ne lui dises pas, évidemment…
– Moi? Mais tu es fou! Je préférerais mourir!
– A la bonne heure! Alors chasse ces mauvaises idées et viens plus près de moi!
– Eh bien! Elle n'est pas dégoutée pour embrasser cette vieille ruine!

mercredi 30 septembre 2009

Demoniak, le feuilleton II

– AH!
– Place, imbécile!
– VOYOUS!
* SBAM *
– Dick! Note leur numéro minéralogique!
– Assassins! Voyous!
– Ce pouilleux a dû nous abîmer le pare-choc!
– Oui!… Et s'il continue à hurler, je fais machine arrière et je vais lui apprendre à vivre!
– Eh, Bill! Arrête-toi là, il y a un drugstore ouvert!
– Oui, tu as raison. Rien ne vaut une bonne bouteille de whisky pour chauffer l'ambiance!
– Ah! Ça fait du bien partout où ça passe!
– Eh, Ted! Laisses-en pour les copains!
– Bon, ce n'est pas tout ça, mais qu'est-ce qu'on pourrait faire?
– J'ai peut-être une idée à vous proposer…
– Ah! Patrick, tu es vraiment notre cerveau à tous!
– Tout près d'ici se trouve le parc d'Eastwood. A cette heure-ci, il pullule d'amoureux… Si nous allions y faire un tour?
– Excellente idée! Adoptée! Et en cherchant bien nous pourrions trouver une fille qui voudrait changer de partenaire… Ah! Ah!
– Je l'ai toujours dit que tu étais un terrible terrible, Pat. Il n'y a que toi pour avoir des idées pareilles! Ça c'est bien vrai! Si tu n'étais pas là, nous mourrions d'ennui!

mardi 29 septembre 2009

Réveils difficiles





Demoniak, le feuilleton I

En 1967-68 paraît une bande dessinée pour adultes intitulée Demoniak, en quinze livraisons. Les dessins sont de Magnus, le scénario de Bunker. Noir et blanc. Prix: 2 francs. Il serait injuste d'en priver le lecteur moderne en cette période de rentrée littéraire d'une folle effervescence. En voici donc le premier épisode, sans les illustrations, hélas, mais le texte est assez fort pour se débrouiller tout seul…




DEMONIAK VOUS SALUE BIEN

(Un bar dans la banlieue new-yorkaise…)

– Ouf ! Quelle chaleur… Et on s’ennuie à périr ici !

– Oui, je suis bien de ton avis… Qu’est-ce qu’on pourrait faire ?

– Bah !… Tu as un idée, toi, Ted ?

– Quelle vie ! Les jours se suivent et se ressemblent… Jamais rien d’excitant pour rompre la monotonie…

– ET si on allait lyncher des nègres ?

– Oh ! Ça va ! Change de disque

– Allez, venez, on va aller faire un tour en ville ! Il nous viendra peut-être une idée en cours de route…

– D’accord, Bill ! Mais appuie sur l’accélérateur et fais nous vopir ce que ta guimbarde a dans le ventre !

– Au large les croûlants ! Place aux jeunes !

– Ah ! Dis donc, on a dû ouvrir les cimetières pour qu’il y ait autant de vieilles croûtes dans les rues.

ROARR

(à suivre…)


jeudi 24 septembre 2009

Vit et D'Estaing


Malin comme je suis, grâce à certains entregents dont je tairais les sources, j’ai réussi à me procurer les épreuves d’un livre écrit par un ancien patron de notre république et relatant ses grivois rapports avec une défunte cendrillon, quelle aubaine – non mais franchement comment Pompidou a-t-il fait pour ne pas coucher avec la mère de Madonna ? Voici donc en avant-première un extrait juteux de ce futur best-seller :
« Madame D. était accoudée au balcon de la chancellerie de S., encore chaussée de ces bottes d’équitation qui me rappelaient d’audacieuses chasses à cour, quand, un verre de montrachet à la main, je vins d’un pas alerte la rejoindre après un florilège de regards aussi éloquents qu’humides. Ses avant-bras crépitaient d’une chair de poule qu’on eût dit élevé au grain royal. Je lui susurrai quelques aphorismes non dénués de malice, puis glissai un doigt démocratique dans son soubassement régalien. Elle tourna son doux visage vers mes traits pharaoniques et, sa langue enjambant délicatement ses quenottes rustiques, m’invita à oublier la diplomatique réserve pour m’enseigner la mutinerie saxonne.»

Décidemment, je la sens bien cette rentrée littéraire.

mercredi 23 septembre 2009

Point de suspension


Calexico sérénade une reprise de « One more cup of coffee ». Dehors, le brouillard ne laisse guère de chance aux branches. Une mouche discute avec une miette de pain. Un tracteur, au loin, conspire, à l’insu des sillons. La main, distraite, arrache à l’étagère un livre, un roman sauvé du naufrage d’un vide-grenier : Mais… l’amour vint, par T. Trilby. Peut-être est-ce un des rares ouvrages possédant des points de suspension à l’intérieur même de son titre. Allez savoir.
Publié par Flammarion en novembre 1954 dans la collection *Cœurs*. L’histoire est déchirante : une jeune femme voudrait se consacrer à l’écriture, après avoir remporté un prix littéraire (le prix Minerva), mais les finances familiales font qu’il vaudrait mieux qu’elle épouse un nanti. Le temps de la narration est le présent ; troisième personne du singulier. L’héroïne s’appelle Odette de Lymaille. C’est bon signe. L’intrigue débute avec Odette en panne sèche, sommée d’écrire un sonnet sur des chrysanthèmes. Grosse tension. La mère remet les pendules à l’heure : « La poésie et la vie, petite, ce sont deux mots qu’il ne faut pas vouloir mettre ensemble. »
Shit. Allons, il doit bien y avoir un paragraphe, une phrase à sauver. Cherchons. Ah, quand même, page 217: « Au siècle où nous vivons, la littérature est une marchandise comme une autre. Le public ne l’achète que si on la lui recommande. »
Il était temps que l’amour vienne.

mardi 22 septembre 2009

Heure Zéro

Sous la houlette des éditions Fleuve Noir naquit un jour la collection *Anticipation*, du temps où le siège sociale desdites éditions était sis au 52 rue Vercingétorix, dans le quatorzième arrondissement de Paris. Du temps, surtout, où l’illustrateur de la collection dont nous parlons s’appelait Brantôme. Pas la peine de lui tailler un costard en lauriers : le bonhomme est connu et célébré. Mais les couvertures qu’il conçut, dans les années 50, pour cette collection au destin protéiforme, sont des sismographes impeccables d’une littérature imbibée de guerre froide et de machines probablement célibataires. D’iniques cyclotrons côtoient de rigides golems métalliques, des mages cryptiques manquent se faire atomiser par des rayons dont on n’ose imaginer les équations cristallines, on vit à une époque où l’anticipation ose concevoir le lointain printemps 1963 (comme si Dantec concevait une fiction schizoïde située en 2017…).

Une fois de plus, les titres sont des exemples patents qu’il n’existe pas de titre, aussi évident soit-il, qui ne puisse raviver les cendres du lieu dit commun. Les citerons-nous ? Les conquérants de l’univers. A l’assaut du ciel. Retour du météore. La planète vagabonde. Le pionnier de l’atome. Croisière dans le temps. Les chevaliers de l’espace. Au-delà de l’infini. Pitié, a-t-on envie de crier, et pourtant ces titres n’existaient pas avant (encore qu’il faudrait vérifier…), c’est donc qu’ils étaient, sinon indispensables, du moins nécessaires, ou possibles. En tout cas, chacun répercute, à sa façon, une phobie ancrée dans les consciences, sans guère de goût pour l’allitération (privilège des séries Z, en traduction or not).

Un des piliers de la collection, outre les incontournables Bessière et Guieu (bouvards et pécuchets du sci-fi francospatial), a pour nom Jean-Gaston Vandel. Il signe le dixième volume de la collection (Le Soleil artificiel) et revient régulièrement dans l’écurie fleuvnoiresque. Il est capable d’énoncés délicieux comme : « Or, une fois que le vulanium avait rendu tout ce spectacle visible, l’intervention du quats 0045 et du bactonyl déclenchait un conflit dramatique, car les bactéries expulsaient avec vigueur le parasite qui les vidait de leur substance », comme de sobres constats : « Le rude visage de Deltour était sombre. » Ce doit être également l’un des auteurs de SF le plus féru d’italiques.

Chez Vandel, on « opine en silence », on « hoche pensivement de la tête », on n’hésite pas à s’exclamer : « Tu m’intrigues, sapristi ! » Mais bon, imaginez que vos parents vous ont donné le prénom de Jean-Gaston. Imaginez que vous vivez à une époque où Hiroshima n’est qu’un prélude et où les Rolling Stones tètent encore leur mère : vous écririez quoi ? Oseriez-vous, allez soyez francs, écrire : « Dox Gavnor […] avait l’aspect habituel du Terrien d’Eurasie et tout particulièrement de l’Eurasien d’origine néo-biologique » ? Les apparences, en plus d’être souvent trompeuses, sont parfois loquaces. Quelle littérature générera le bling-bling ? Quel écrivain aura l’audace de conclure un jour une de ses œuvres par le paragraphe suivant : « Les Trois Drapeaux surmontés du mot PAX apparurent sur les écrans pour clore cette émouvante édition spéciale du ‘World Show’. » ?

Le numéro 53 de la collection, illustré par Brantôme, et intitulé «Heure Zéro », signé Vargo Statten, traduit par A. Audiberti, remet sur selle l’éculée problématique du périple temporel. Le savant Royd y expose ainsi sa théorie : « En vérité, le Temps n’est pas un élément qui se déroule comme un ruban. Passé, présent et futur, sont ici, simultanément, en cet instant même. Mais, à chaque instant, nos cerveaux se débarrassent de tissus morts, ce qui nous permet de voir ce que nous croyons être l’instant suivant. En réalité, tous les instants sont toujours présents : mais nous ne les voyons pas… ! Le processus est apparenté, en quelque sorte, à la détérioration des cellules qui amène la vieillesse… […] Notre corps, en fait, se dépouille sans arrêt, de telle ou telle chose qui se renouvelle ou pas : nos cheveux et nos ongles poussent, notre peau s’use, etc… Pourquoi le cerveau n’en ferait-il pas autant ? – Une faible lueur éclaira, chez Gordon, les profondeurs de son incompréhension. Il s’y agrippa.»

A-t-on jamais aussi bien décrit le phénomène sub-galactique de la lecture ?

lundi 21 septembre 2009

La voix au chapitre

Sans doute revient-il aux poètes de nous rappeler les enjeux des lectures publiques. L’écrivain de fiction a pris tellement l’habitude d’exporter oralement sa prose, promotion oblige, en librairies ou dans des salles plus ou moins adaptées à la chose (salons, théâtres, médiathèques…) qu’il oublie souvent que l’exercice ne saurait se résumer à un simple rendu de la chose écrite.

Sans pour autant devenir un performer ou l’acteur par excellence de son texte, l’écrivain-jourdain a peut-être, a sûrement, un enseignement à tirer du travail effectué régulièrement par ceux qui pratiquent la poésie, souvent dans la marge. Peut-être ne suffit-il pas de s’asseoir et d’ouvrir son livre à la page marquée (quand elle est marquée…) puis de lire, mais à voix haute (quand il y a sonorisation…) pour partager autre chose qu’un simple moment d’apparition.

Donner à entendre la chose écrite n’a, il est vrai, de sens (n’en prend véritablement) que si ladite chose a été écrite/pensée dans un souci non pas pragmatiquement oral (la fiction ne tend guère vers la poésie sonore…) mais en tout cas inévitablement musical (voire scénique, cf. Cadiot). Il ne s’agit pas d’avancer que telle ou telle prose se doit de passer par l’épreuve récitante pour tester/assurer ses positions langagières (quoique…), non, il s’agit d’autre chose : de risquer physiquement un rapprochement entre le texte horizontal, muet, et le lecteur vertical, l’auditeur debout dans la langue de l’autre.

La prose peut y gagner quelque chose – tout comme elle peut y perdre. En effet, la mise en orbite vocal, si elle est orchestrée consciencieusement, permet au texte d’accéder à un autre niveau, d’atteindre une autre intensité. Aussi faut-il se méfier de tous les affects avec lesquels il joue souvent à son encre défendante, et veiller à ce que l’émotion compactée en ses lignes (dans ses plis psychologisants inévitables, ses thématiques pas toujours sourdinées) ne prenne pas l’auditeur en otage : c’est au texte d’avancer, non à ses effets plus ou moins contrôlés. Le texte lu doit et peu s’inventer une autre téléologie.

Tout ça pour dire qu’on lira avec un immense intérêt le numéro un de la revue Grumeaux (publiée par les éditions Nous), revue sortie au printemps dernier et tout entière consacrée au thème de la « voix », comme l’exposent ses rédacteurs : « Intitulée VOIX, la première coagulation réunit autour d’une question : pourquoi / comment lire à haute voix ? des auteurs pour qui la lecture publique de leurs propres textes est un prolongement du travail sur la langue, l’occasion d’un partage à interroger et à expérimenter. »

Les contributions sont nombreuses (24 écrivains, tous passionnants), tantôt françaises tantôt américaines – grâce à l’association Double Change, on peut entre autres y lire des interventions de Charles Bernstein, Jerome Rothenberg, Keith Waldrop, David Antin, pour ne citer que quelques-unes des plumes poétiques primordiales outre-atlantique.

La réflexion proposée par la revue Grumeaux ne devrait pas laisser indifférents les écrivains de fiction, dont l’exigence poétique est censée – l’est-elle ? – irriguer sourdement le travail pas nécessairement/uniquement narratif. Quiconque (je parle de l’écrivain de fiction) lit ses textes en public – donc, des extraits – s’aperçoit très vite que le phrasé n’est pas inné et que certains passages passent plus ou moins bien l’épreuve glottale. Un respect basique du lecteur devrait passer par un minimum de préparation, afin qu’on n’ait pas l’impression d’assister à une laborieuse dictée. Tenir, donc, de toutes sortes de facteurs, ainsi que le souligne Christian Prigent : « Aujourd’hui, je compose le programme de mes ‘lectures’ avec quatre types de textes (distribués en fonction de la demande des organisateurs, des types de publics, des lieux proposés, des durées imparties et de… l’inspiration du moment). »

On ne lit pas dans le foyer du Théatre du Châtelet comme on lit dans une librairie de quinze mètres carrés, on ne lit pas trois minutes comme on lit vingt minutes, ni la même chose, sans doute, on ne lit pas devant quinze potes comme on lit devant soixante inconnus – l’intransigeance n’a rien à voir ici : les conditions de lecture peuvent apporter beaucoup au texte, en tenir compte est donc forcément intéressant. En outre, c’est le corps qui s’expose, qu’on le veuille ou pas, et non la seule persona littéraire.

Ainsi Jérôme Game a-t-il ces mots plus que pertinents à propos de l’épreuve de l’oral : « Ce qui m’intéresse, c’est quand le texte est un affect, non pas un territoire fixe ou fixable mais une série de mouvements, de relations entre l’intérieur et l’extérieur. La notion de pied-de-biche, d’effraction, que la lecture soit une espèce d’effraction à l’intérieur, à l’extérieur du texte, un entrant, un sortant de lui-même. » On aimerait bien appliquer la pression de ce pied-de-biche à certains textes contemporains pour voir s’ils ont quelque chose dans le coffre, si leur intérieur n’est pas déjà dissous dans un extérieur qu’ils s’imaginent programmé. Mais c’est là peut-être un autre débat. Revenons à nos grumeaux.

Benoît Casas, toujours dans la même revue, estime quant à lui que « Lire à voix haute c’est répondre de ce qu’on lit », énoncé qu’on peut entendre de plus d’une façon, aucune n’excluant l’autre. La lecture comme « répons » à l’écrit… La lecture assumant le texte… La voix assumant le silence… Et d’ajouter un peu plus loin : « Lire à voix haute c’est sexualiser » : car comment lire ce qui s’est concrétisé au plus fort du corps sans assumer pleinement sa charge, ses fluides, ses tensions ?
Vincent Tholomé – auteur d’un livre intitulé Kirkjubaejarklaustur sur lequel on reviendra prochainement – touche au plus juste lorsqu’il écrit : « La voix, parce qu’elle est vivante, cherche rythmes, phrasés. Cherche, dans le texte imprimé, ce qui l’intéresse. Là. Dans l’instant. » Question essentielle : qu’est-ce qui intéresse la voix ? Comment va-t-elle, incarnée, puiser quelle matière et comment ? Tous les textes ne sont pas « taillés » pour la lecture publique, certes, mais il en est forcément, dans une œuvre digne de ce nom, qui vont, via la diction, dire autre chose, profiter d’une autre parallaxe.
Bien sûr, cela demande travail. « D’où » – je cite cette fois-ci Christian Prigent – « quelques efforts pour éviter la modulation psychologique et la venue au premier plan des effets d’émotion » – rien de pire que le scribe devenu acteur, voire pitre : son texte le fera trébucher plus sûrement qu’un parent bien intentionné. Et Prigent de reconter qu’il évita longtemps de lire tel texte pour ne pas l’entendre rissoler rudement sur le feu d’un émotionnel encore trop prégnant. On reliera cette pensée de la formule suivante, signée Cécile Mainardi : « Lire en évaporation continue du signifié », et de celle, signée Jacques Jouet : « La voix me vérifie la page ».

Pour finir, on méditera l’équation de Zukofsky, signalée fort à propos par Stepehn Ratcliffe :

"Poétique –
musique

discours
Une intégrale
Limite inférieure le discours
Limite supérieure la musique"

Note : La revue grumeaux est coéditée par les Editions NOUS et l’association grumeaux. Diffusion / distribution : Belles Lettres. Prix : 10 euros. Direction de la publication : Yoann Thommerel. Comité de rédaction : Maxime Allex, Patrizia Atzei, Benoît Casas, Claire Cauvin, Yoann Thommerel. Conception graphique : Maxime Allex. Collages : Thomas Bernard. Traduction des textes de Mladen Dolar et Slavoj Zizek : Mathilde Mazau et Patrizia Atzei. Numéro préparé avec la complicité d’Abigail Lang, Vincent Broqua et Olivier Brossard pour la partie Double Change.